Nico Hirtt – Colloque du 13 novembre 2010.
« Efficacité et équité ». On ne compte plus les rapports de la Commission, les motions du Parlement européen, les mémorandums du Conseil des ministres de l’Education, les circulaires et les colloques de spécialistes se penchant sur « l’efficacité et l’équité des systèmes éducatifs en Europe ». La doctrine officielle de l’Europe en matière d’enseignement semble désormais tenir dans ces deux mots : « efficacité » et « équité ». Qui pourrait ne pas applaudir un si beau programme ? Quelqu’un, dans cette salle, se lèvera-t-il pour affirmer qu’il ne veut pas d’un enseignement efficace ? Quelqu’un a-t-il une objection à élever contre une éducation équitable ?
Seulement, nous commençons à nous méfier un peu de ces belles formules à l’emporte-pièce — « autonomie », « modernisation », « responsabilisation »…— des formules supposées faire l’unanimité, tant leur banalité semble grande, alors qu’elles recèlent en réalité d’innombrables anguilles, lourdes d’implications politiques ou sociales.
Comme le disent nos amis anglo-saxons, « what’s in a word ? » Qu’est-ce qui se cache derrière un simple mot ? Et que ne peut-on camoufler derrière deux jolis mots comme « efficacité » et « équité » ?
De quelle efficacité parle l’Europe ?
L’efficacité, comme chacun le sait, est la capacité d’atteindre les objectifs que l’on s’est fixé. En mettant en avant l’efficacité, on sous-entend que les objectifs de l’enseignement iraient de soi, qu’ils échapperaient à tout débat, à toute contradiction. Or, c’est bien dans la formulation de ces objectifs que réside le véritable enjeu politique, le véritable débat de société.
Heureusement, dans le cas qui nous occupe, il ne faut pas chercher trop loin pour découvrir de quelle efficacité il s’agit aux yeux des dirigeants européens, comme d’ailleurs de nos dirigeants nationaux. Un petit tour sur le site internet de la Commission suffit. La page personnelle qui y est consacrée à madame Androulla Vassiliou, l’actuelle Commissaire européenne à l’Education, expose de façon concise et précise l’objectif central, à l’aune duquel devra se mesurer la qualité des systèmes éducatifs du continent : « améliorer les compétences et l’accès à l’éducation et à la formation, en se concentrant sur les besoins des marchés ». Mme Vassiliou précise qu’il s’agit d’ « équiper les jeunes pour le marché du travail d’aujourd’hui » afin d’ « aider l’Europe à engager la compétition globalisée » et de « répondre aux conséquences de la crise économique ». Voilà qui a au moins le mérite d’être clair.
Les idées de Mme Vassiliou n’ont rien de très original. Elles ne font que résumer la doctrine fondamentale que la Commission martèle depuis plus de quinze ans. En 1995 déjà, au terme — croyait-on — du marasme économique des années 80, la Commissaire européenne à l’Education, Edith Cresson, promettait que, par la grâce d’un enseignement dynamisé et modernisé, axé sur les compétences nouvelles réclamées par les marchés du travail, l’Europe allait résolument s’engager sur la voie de la « société de la connaissance ». Et ce, bien évidemment, pour le plus grand bonheur de tous.
Six années, une dizaine de rutilants rapports et un krach boursier plus tard, ce fut au tour de son successeur, la Luxembourgeoise Viviane Reding, de nous faire miroiter les bénéfices d’un engagement de l’éducation européenne dans le processus de Lisbonne. Il s’agissait ni plus ni moins, de faire de l’Europe « l’économie de la connaissance la plus compétitive du monde », en orientant les systèmes éducatifs sur l’apprentissage tout au long de la vie, la flexibilité, l’individualisation des apprentissages, les « compétences clés » et l’esprit d’entreprise.
Aujourd’hui, une nouvelle crise financière et une récession économique mondiale ont derechef enterré les promesses d’un capitalisme générateur de prospérité universelle. Et pourtant, ces quinze années de faillite ne semblent avoir ouvert les yeux de personne : les dirigeants européens continuent de penser l’Ecole principalement — voire exclusivement — comme un instrument au service de la compétition. Ils continuent de vouloir nous faire croire que la solution des problèmes de chômage et d’inégalités résiderait dans une meilleure adéquation entre l’enseignement et les besoins économiques. On a même le sentiment que l’accélération des crises et leur exacerbation entraînent la Commission dans une irrésistible fuite en avant : l’ogre demande toujours plus de compétitivité et l’Ecole doit donc toujours plus se plier à ses exigences.
Il y a moins d’un an, dans un document intitulé « Les compétences clés dans un monde en mutation », la Commission en remettait une couche : « La récession exacerbe encore l’urgence des réformes (…). Les systèmes d’éducation et de formation (…) doivent s’ouvrir davantage et mieux répondre aux besoins du marché du travail et de la société en général. Il convient d’accorder une attention particulière à la création de partenariats entre le monde de l’éducation et de la formation et le monde du travail ». La Commission avertit : « L’éducation et la formation (…) jouent un rôle essentiel dans l’action qui sera menée (par l’UE) à l’horizon 2020." [2]
La récession ne manque pourtant pas de causer un problème épineux. D’une part, explique la Commission, « des emplois sont détruits et ceux qui sont créés requièrent souvent des compétences différentes et plus élevées ». Mais d’autre part, poursuit la Commission, « les sources de financement publiques et privées subissent d’importantes contraintes ».
Je me suis arrêté tout à l’heure sur le mot « efficacité ». Eh bien, un mot peut en cacher un autre. A vrai dire, nous avons ici une petite subtilité de traduction. En Anglais, les textes européens parlent de "Efficiency and equity in education". « Efficacité » est donc la traduction de l’Anglais « Efficiency », qui peut aussi se dire, en français, « efficience ». Or, que nous apprennent les bons dictionnaires ? "Efficient" signifie "achieving maximum productivity with minimum wasted effort or expense". L’ "efficiency" que réclament la Commission et les ministres européens de l’Education est donc une efficacité dotée d’une nuance importante : on est efficace quand on atteint ses objectifs ; mais on est efficient quand on les atteint au moindre coût.
Derrière la difficulté de choisir les bons mots, c’est bien une véritable contradiction qui se dessine : l’Ecole doit alimenter les marchés du travail européens en main d’œuvre dotée, nous l’avons vu, de compétences « différentes et plus élevées ». Mais le système éducatif devra aussi subir l’indispensable austérité que réclame le renflouement du système bancaire et la fuite en avant dans la défiscalisation compétitive. Comment diable concilier ces deux impératifs ?
Un premier élément de réponse réside dans l’analyse fine des demandes du marché du travail et des nouvelles compétences dont parle la Commission.
Le marché du travail se dualise
Selon une étude du Centre Européen pour le Développement de la Formation Professionnelle (CEDEFOP), si les emplois faiblement qualifiés traditionnels, dans l’agriculture par exemple, vont continuer de décliner, on peut en revanche prévoir « une croissance significative du nombre d’emplois pour les travailleurs des secteurs de services, spécialement dans la vente au détail et la distribution, ainsi que dans d’autres occupations élémentaires ne nécessitant que peu ou pas de qualifications formelles ». L’Agence européenne caractérise cela comme une « polarisation dans la demande de compétences ». « Si la tendance actuelle se poursuit » dit le CEDEFOP, « les changements structurels en cours créeront de nombreux emplois de haut niveau, mais également un grand nombre de postes de travail à l’extrémité inférieure du spectre des emplois, avec de bas salaires et de piètres conditions d’embauche ». [3]
Cette évolution duale du marché du travail est également observée aux Etats-Unis : sur les quarante emplois présentant la plus forte croissance en volume, on en compte huit requérant de très hauts niveaux de qualification (bac + 4 ou davantage), alors qu’une vingtaine nécessitent seulement un « short-term on-the-job training », une formation de courte durée « sur le tas ». Des auteurs anglo-saxons décrivent joliment cette polarisation en parlant de « Mac-jobs » et « Mc-jobs » (par référence au « Mac » d’Apple et au « Mc » de Mc Donald’s). En France aussi, les statistiques de l’INSEE révèlent, depuis le milieu des années 90, une croissance impressionnante de ces nouveaux emplois non qualifiés, essentiellement dans le secteur des services.
Cette évolution du marché du travail éclaire d’un jour nouveau le discours dominant sur la « société de la connaissance ». Et elle a forcément des conséquences radicales pour les politiques éducatives. L’OCDE se trouve contrainte de reconnaître cyniquement que « tous n’embrasseront pas une carrière dans le dynamique secteur de la “nouvelle économie” – en fait, la plupart ne le feront pas – de sorte que les programmes scolaires ne peuvent être conçus comme si tous devaient aller loin ». [4]Claude Thélot reprit cette formule, plus clairement encore, dans le rapport qu’il rédigea à la demande Jacques Chirac : « La notion de réussite pour tous ne doit pas prêter à malentendu. Elle ne veut certainement pas dire que l’École doit se proposer de faire que tous les élèves atteignent les qualifications scolaires les plus élevées. Ce serait à la fois une illusion pour les individus et une absurdité sociale puisque les qualifications scolaires ne seraient plus associées, même vaguement, à la structure des emplois ». [5]
Le problème qui se pose aux décideurs européens de l’enseignement est le suivant : nous avons hérité, par l’évolution des années 1950 à 1980, de systèmes éducatifs où les élèves reçoivent 8 à 10 années de formation commune. Cela répondait, historiquement, à l’espoir d’un capitalisme prospère, en croissance forte et durable, réclamant une élévation continue des niveaux de formation. Mais nous voici à l’ère des crises, du chômage de masse et de la polarisation des qualifications. Dans ces conditions, quel doit être le socle de formation commun à, d’une part, de futurs ingénieurs, et, d’autre part, de futurs travailleurs faiblement qualifiés, qui seront ballotés d’un emploi précaire à l’autre ?
Compétences clés pour qualifications polarisées
La réponse réside dans la nature de ces nouveaux emplois non qualifiés. Ou, devrais-je dire, réputés non qualifiés. Car, en réalité, l’emploi non qualifié n’existe pas. Il est seulement convenu d’appeler ainsi les emplois dont la qualification n’est pas reconnue, parce que les savoirs, savoir-faire et comportements qu’elle exige sont supposés partagés par tous. Ainsi, depuis le début du XXe siècle, la possession d’un niveau élémentaire de compétence en lecture et en écriture n’est-elle plus considérée comme une qualification, car elle est en principe universelle, au moins en Europe. Ces qualifications non reconnues ne font pas l’objet de négociations collectives et n’offrent donc, au-delà des conditions légales minimales, aucune garantie en matière de salaire, de conditions de travail ou de protection sociale.
Or, les nouveaux emplois dits « non qualifiés » ont ceci de particulier qu’ils font appel à des compétences très variées mais de très faible niveau. Le « serveur au comptoir » oeuvrant dans la voiture bar d’un TGV international doit pouvoir communiquer de façon élémentaire dans différentes langues, il doit posséder des dispositions au calcul mental, il lui faut un minimum de culture technologique, numérique et scientifique pour gérer un parc d’outils variés (four, micro-ondes, chauffe-eau, caisse enregistreuse, lecteur de cartes bancaires, réfrigérateur, système d’annonces vocales, panneau d’alimentation électrique…), il doit faire preuve de compétences sociales et relationnelles dans le contact avec des clients très différents, on exigera encore du sens de l’initiative, de l’esprit d’entreprise et enfin, bien sûr, de la flexibilité (eu égard aux horaires des trains) et de l’adaptabilité (parce que l’équipement de ces voitures et les produits proposés se renouvellent fréquemment).
Telle est, à peu de choses près, la liste des « compétences clés » formulées par la Commission européenne, et qui doit servir d’axe central à la réforme des systèmes éducatifs, de l’école primaire à la formation professionnelle, en passant par le collège et le lycée.
Selon la Commission, aujourd’hui, quelques 30 millions de travailleurs européens ne disposent pas de ces compétences clés. Ils se trouvent donc exclus de la compétition sur le marché du travail, pour l’accès aux nouveaux emplois « non qualifiés ». Ceci contraint parfois les employeurs à recruter des travailleurs surqualifiés, d’où le risque d’une pression vers le haut sur les niveaux de rémunération. Au contraire, en dotant tous les travailleurs des fameuses compétences de base, on favorise la compétition salariale dans les nouveaux emplois non qualifiés. Peut-être me trouvez-vous un peu culotté de prêter des intentions aussi cyniques à la Commission. C’est pourtant bien elle qui diffuse un argumentaire en faveur de ses compétences clés, où l’on peut lire : « l’augmentation de l’offre (de ces compétences) résultera en une baisse des salaires réels pour tous les travailleurs qui disposaient déjà de ces compétences ».
Compétences clés pour adaptabilité et employabilité
Le passage d’un enseignement axé sur les savoirs, les savoir-faire et les qualifications, vers un enseignement orienté sur les compétences et l’employabilité, répond aussi à une demande croissante de flexibilité et d’adaptabilité de la main d’œuvre. L’instabilité économique, jointe au recours effréné à l’innovation comme moyen de créer de nouveaux marchés ou d’améliorer la compétitivité, rend l’environnement productif de plus en plus imprévisible. A quoi ressembleront les rapports techniques de production dans dix ans ? Nul ne le sait et nul ne peut donc prévoir les besoins précis en connaissances ou en qualifications. En revanche, les très vagues compétences énumérées plus haut sont perçues comme devant assurer la capacité d’adaptation des futurs travailleurs.
« Pour quelle raison, ces compétences somme toute classiques, se retrouvent-elles maintenant sur le devant de la scène ? », demande l’OCDE. Et de répondre : « C’est parce que les employeurs ont reconnu en elles des facteurs clés de dynamisme et de flexibilité. Une force de travail dotée de ces compétences est à même de s’adapter continuellement à la demande et à des moyens de production en constante évolution ». Selon la Commission, « il se dégage, dans toute l’Union, une tendance claire en faveur d’un enseignement et d’un apprentissage axés sur les compétences (…). Le cadre européen des compétences clés a largement contribué à cette évolution. Dans certains pays, celui-ci a été au cœur de la réforme des politiques éducatives ». Les professeurs francophones belges qui auraient cru que l’introduction d’un enseignement basé sur les compétences était le fruit des brillants travaux de psychopédagogues progressistes, doivent décidément se détromper. Au moins leurs collègues flamands, qui vont désormais aussi s’engager sur la voie de l’approche par compétences, ont-ils droit à la vérité : « La popularité croissante de la pensée par compétences dans l’enseignement actuel, dit le Conseil flamand de l’Education (VLOR), doit surtout être attribuée au souhait de rapprocher l’enseignement et le marché du travail, en préparant mieux les élèves à fonctionner de façon flexible et adaptable dans leur future vie professionnelle ».
L’impossible équité d’une École sommée de servir le marché
La demande croissante de flexibilité a une autre conséquence dans le champ de l’enseignement. Ce ne sont pas seulement les futurs travailleurs qui doivent apprendre à s’adapter, dit la Commission, il faut aussi que les systèmes éducatifs eux-mêmes puissent « réagir plus rapidement et avec davantage de souplesse à l’accroissement attendu des besoins sur le plan des qualifications et des compétences ». C’est pourquoi la Commission soutient les initiatives visant à donner davantage d’autonomie aux établissements scolaires, quitte à favoriser ainsi une mise en compétition des écoles sur un marché scolaire bien peu propice à l’objectif d’équité qu’elle affiche par ailleurs. Nous sommes malheureusement bien placés, en Belgique, pour savoir combien la concurrence entre réseaux d’enseignement et, plus généralement, le quasi marché scolaire, sont générateurs d’inégalité. Ils conduisent à une double polarisation du tissu éducatif : une polarisation sociale et une polarisation académique. Plus les systèmes d’enseignement sont organisés sur le modèle d’un marché, où l’offre d’enseignement est libre et où les parents choisissent librement leur école, plus forte et plus injuste est la liaison entre les performances scolaires et l’origine sociale des élèves.
Dans le même ordre d’idées, la Commission plaide en faveur d’une individualisation des trajectoires d’apprentissage. L’enseignant n’est plus chargé d’amener un groupe classe à progresser collectivement, mais seulement de permettre aux individus d’exercer et de développer leurs compétences chacun à son rythme. La Commission européenne propose ainsi de généraliser « l’expérience des pays qui utilisent les portefeuilles de compétences (et) les plans individuels d’évaluation de l’apprentissage ». Elle se prononce aussi en faveur d’une « validation des apprentissages non formels et informels ».
Enfin, je ne puis terminer sans dire un mot de l’enseignement supérieur, qui nous accueille aujourd’hui (mais qui fera l’objet d’un séminaire spécifique cet après-midi). Les recommandations actuelles de la Commission européenne sont, en cette matière, sans surprise et s’inscrivent en droite ligne dans le processus initié avec les accords de Bologne. L’objectif affiché est de créer un « espace universitaire européen », capable de mieux engager la compétition sur le marché mondial de l’enseignement et entièrement soumis aux attentes des milieux économiques. Pour ce faire, la Commission préconise de « renforcer l’autonomie (et) la responsabilisation des universités », de « diversifier leurs sources de financement », de « renforcer la participation des entreprises dans le financement de l’enseignement supérieur » et d’élaborer « des programmes et des dispositifs de certification mieux adaptés aux besoins de compétences du marché du travail ».
Conclusion
Que reste-t-il des belles promesses initiales ? L’efficacité, telle qu’on la comprend à la lecture des textes européens, se dévoile comme une instrumentalisation économique de l’école et une gestion sévère de l’austérité. Elle consiste d’une part, à rabaisser les objectifs d’enseignement à ce qui est (ou semble) strictement indispensable pour les employeurs et, d’autre part, à diminuer le caractère public de l’Ecole par une mise en concurrence de ses institutions.
Quant à l’équité annoncée, il n’en reste que le partage « équitable » des médiocres compétences clés qui suffiront pour former de futurs compétiteurs compétitifs sur le marché des emplois précaires.
En tête des principes fondateurs de notre association, l’Aped, figure l’idée que l’école démocratique est celle qui apporte à tous les jeunes les armes du savoir. C’est-à-dire les connaissances et les savoir-faire qui leur permettront de mieux comprendre le monde et de participer activement à sa transformation. Entre l’enseignement de qualité et démocratique que nous appelons ainsi de nos vœux, et l’enseignement « efficient » et « équitable » que met en place l’Union européenne, il y a bien plus qu’une nuance de mots. Ce sont deux projets éducatifs diamétralement opposés, deux visions inconciliables, qui s’affrontent.